20
IMPATIENCE
Je me réveillai en pleine confusion, l’esprit embrumé et encore perdu entre rêves et cauchemars. Il me fallut plus longtemps que d’ordinaire pour me souvenir de l’endroit où je me trouvais.
La chambre était trop insipide pour appartenir à une maison particulière – un hôtel. Les lampes de chevet vissées sur les tables de nuit n’auraient trompé personne, non plus que les tentures coupées dans le même tissu que le couvre-lit ou les banales aquarelles accrochées aux murs.
Je tentai de me rappeler comment j’étais parvenue ici, en vain d’abord.
Il y avait eu la longue voiture noire aux vitres plus sombres que celles d’une limousine, son moteur presque silencieux tandis que nous foncions sur la nationale à plus de deux fois la vitesse autorisée. Il y avait Alice aussi, assise à côté de moi sur la banquette arrière de cuir noir. Par hasard, au cours de la nuit, ma tête avait fini appuyée contre son cou de granit. Ma proximité n’avait pas semblé la perturber le moins du monde, et sa peau dure et fraîche m’avait étrangement réconfortée. Sa chemise en coton était froide, trempée par mes larmes intarissables.
Le sommeil m’avait fuie ; bien qu’irrités, mes yeux rouges et bouffis avaient refusé de se fermer, y compris quand la nuit s’était achevée pour laisser place à l’aurore, quelque part au-dessus d’un sommet peu élevé de Californie. La lumière grise qui s’étalait dans un ciel sans nuages m’avait blessée, et pourtant je n’avais pas réussi à clore les paupières, car alors des images réalistes et intolérables défilaient : le chagrin de Charlie, le grondement brutal d’Edward et ses dents acérées, le regard furieux de Rosalie, les pupilles inquisitrices du traqueur, la mort dans les iris d’Edward après qu’il m’avait embrassé la veille... Incapable de les supporter, j’avais lutté contre l’épuisement tandis que l’astre du jour grimpait peu à peu à son zénith.
Je ne dormais toujours pas quand, passé un col, la boule de feu maintenant derrière nous avait illuminé les toits de tuiles de la vallée du Soleil. J’étais trop vidée de mes émotions pour m’étonner que nous eussions accompli un périple de trois jours en un seul. J’avais contemplé sans la voir la vaste étendue plate qui s’étalait devant nous. Phœnix, les palmiers, les créosotes aux allures de chiendent, les brisures erratiques des routes qui se croisaient, les taches vertes des parcours de golf et celles turquoise des piscines, le tout noyé dans une brume légère et encadré par une ligne de crêtes courtes et rocailleuses qui n’étaient pas assez hautes pour mériter qu’on les appelât montagnes.
Le long de la quatre-voies, les palmiers étendaient leurs ombres penchées, nettes et mieux définies que dans mon souvenir, plus pâles aussi. Rien ne pouvait s’y dissimuler. La route ouverte et claire paraissait plutôt inoffensive. Pourtant, je n’éprouvais aucun soulagement, aucun plaisir à rentrer à la maison.
— Dans quelle direction se trouve l’aéroport, Bella ? m’avait demandé Jasper.
J’avais tressailli, bien que sa voix douce ne fût en rien menaçante. C’était le premier son, le ronronnement du moteur excepté, qui venait troubler cette interminable nuit de silence.
— Reste sur la I-10, avais-je répondu automatiquement. Elle passe juste devant.
Mon cerveau avait peu à peu réussi à transpercer l’engourdissement dû au manque de sommeil.
— On prend l’avion ? m’étais-je enquise auprès d’Alice.
— Non, mais mieux vaut ne pas être trop loin, au cas où.
Nous avions emprunté le rond-point menant à Sky Harbor International... pas jusqu’au bout. J’imagine que c’est à cet instant que j’avais sombré.
Quoique... maintenant que j’avais évacué mes souvenirs, il me semblait garder la vague impression d’être sortie de la voiture – le soleil se couchait à l’horizon –, mon bras passé par-dessus l’épaule d’Alice, le sien ceignant ma taille et me traînant, titubante dans la pénombre chaude et sèche.
De la chambre, j’avais tout oublié.
Je jetai un coup d’œil sur le réveil de la table de nuit. Trois heures, indiquaient les chiffres digitaux rouges. Du matin ou de l’après-midi ? Aucun rai de lumière ne filtrait à travers les rideaux épais, mais la pièce était éclairée par les lampes de chevet.
Je me levai avec raideur et chancelai jusqu’à la fenêtre, dont je tirai les tentures.
Dehors, c’était la nuit. Trois heures du matin, donc. Ma chambre donnait sur une portion déserte de la route et sur le nouveau parking longue durée de l’aéroport. Savoir où et quand nous étions était vaguement réconfortant.
Je découvris que je portais encore les vêtements d’Esmé, qui ne m’allaient pas franchement. Examinant la pièce, j’eus le plaisir de découvrir mon havresac posé sur une commode basse. J’étais sur le point de me sortir des habits propres quand un léger coup à la porte me fit sursauter.
— Je peux entrer ? lança Alice.
— Naturellement, répondis-je après avoir repris mon souffle.
Elle entra et m’observa longuement.
— J’ai l’impression que tu mériterais de dormir quelques heures de plus, décréta-t-elle.
Je secouai la tête. Se dirigeant sans bruit vers les rideaux, elle les referma avant de se tourner vers moi.
— Nous allons devoir rester enfermés, dit-elle.
— Pas de problème.
Ma voix était rauque, cassée.
— Tu as soif ?
— Ça va. Et vous ?
— Rien d’intenable, me rassura-t-elle en souriant. Je t’ai commandé de la nourriture. Elle t’attend dans le salon. Edward a pris la peine de me rappeler que tu avais besoin de manger plus souvent que nous.
— Il a appelé ? m’écriai-je, soudain bien plus alerte.
— Non. C’était avant notre départ.
Je sentis que mes traits s’affaissaient. Prenant ma main d’un geste précautionneux, elle m’entraîna dans la deuxième pièce de la suite. La télévision fonctionnait, le son au minimum. Jasper était assis, immobile, sur le bureau situé dans un coin du salon. Il regardait les informations sans montrer une once d’intérêt. Je m’installai par terre, au pied du divan, près de la table basse sur laquelle était posé un plateau et entrepris de grappiller, indifférente à ce que j’avalais. Alice se percha sur le bras du canapé et, comme Jasper, contempla l’écran avec un visage vide.
Je mangeai sans me presser, jetant parfois un coup d’œil à mes compagnons. Il m’apparut peu à peu qu’ils étaient trop figés. Ils ne se détournaient jamais du poste, y compris pendant les publicités. L’appétit soudain coupé, je repoussai le plateau. Alice baissa la tête vers moi.
— Qu’y a-t-il ? lui demandai-je.
— Rien du tout.
Elle affichait une mine si sincère que je ne la crus pas.
— Que faisons-nous, maintenant ?
— Nous attendons le coup de fil de Carlisle.
— N’aurait-il pas dû déjà appeler ?
Je me rendis compte que j’avais marqué un point. Les yeux d’Alice papillonnèrent vers le mobile posé sur son sac avant de revenir à moi.
— Qu’est-ce que ça signifie ? m’inquiétai-je aussitôt, des vibratos dans la gorge. Pourquoi n’a-t-il pas encore téléphoné ?
— Parce qu’il n’a rien de nouveau à nous apprendre.
Ses intonations étaient trop lisses. L’air fut soudain plus difficile à respirer. Tout à coup, Jasper rejoignit Alice, se rapprochant de moi comme jamais encore.
— Bella, me dit-il avec une douceur suspecte, tu n’as rien à craindre. Tu es en parfaite sécurité, ici.
— Je sais.
— Alors, de quoi as-tu peur ?
Je notai que s’il était capable de deviner mes émotions il en ignorait les raisons.
— Tu as entendu Laurent, chuchotai-je. James est un tueur. Si jamais il se produisait quelque chose, s’ils étaient séparés ? S’il leur arrivait quoi que ce soit, Carlisle, Emmett... Edward... (Je déglutis.) Si cette sauvage blesse Esmé... (Je déraillai dans les aigus, au bord de l’hystérie.) Comment pourrais-je vivre, alors que je suis responsable ? Aucun de vous ne devrait risquer sa vie pour moi...
— Bella ! Bella ! Stop ! m’interrompit-il. Tu t’angoisses inutilement. Aucun de nous n’est en danger, crois-moi sur ce point-là au moins. Tu es déjà assez tendue, n’en rajoute pas avec de vains soucis. (Je détournai la tête.) Écoute ! Notre famille est forte. Nous n’avons qu’une crainte, celle de te perdre.
— Pourquoi faudrait-il que vous...
Cette fois, ce fut Alice qui me coupa la parole. Elle effleura ma joue de ses doigts glacés.
— Edward est resté seul pendant presque un siècle. Maintenant, il t’a. Tu n’es pas consciente des changements que tu as provoqués en lui, nous si. Penses-tu que l’un de nous tiendrait à croiser ses yeux pendant les cent prochaines années s’il devait te perdre ?
Quelque peu réconfortée, je sentis la culpabilité se dissiper peu à peu. J’avais néanmoins conscience qu’il valait mieux me méfier de mes émotions quand Jasper était dans les parages.
Ce fut une journée très, très longue.
Nous la passâmes dans le salon. Alice avertit la réception pour leur demander d’annuler le service en chambre. Les fenêtres restèrent closes, la télé allumée, bien qu’aucun de nous ne la regardât. De la nourriture m’était livrée à intervalles réguliers. Le portable argent posé sur le sac d’Alice paraissait grossir d’heure en heure.
Mes anges gardiens avaient l’air de supporter le suspense mieux que moi. Tandis que je m’agitais et tournais en rond, cédant à l’impatience, eux se figeaient de plus en plus, telles deux statues dont les yeux auraient imperceptiblement suivi chacun de mes mouvements. Je m’occupai en mémorisant la pièce – les rayures des canapés alternant le beige, le pêche, le crème, l’or terne puis de nouveau le beige ; je m’attardai sur les peintures abstraites, décelant au hasard des images dans leurs dessins – de la même façon qu’enfant je m’étais amusée à donner des formes aux nuages. J’imaginai ainsi une main bleue, une femme à sa coiffure, un chat qui s’étirait. Lorsque le cercle rouge pâle se transforma en prunelle, je regardai ailleurs.
L’après-midi s’étirant sans fin, je retournai me coucher. J’espérais que, seule dans le noir, je parviendrais à céder aux peurs affolantes qui rôdaient à la lisière de ma conscience et que le contrôle vigilant exercé par Jasper empêchait de s’exprimer.
Malheureusement, Alice m’emboîta le pas avec décontraction, comme si, par quelque heureuse coïncidence, elle en avait elle aussi eu assez du salon. Je commençais à m’interroger sur les instructions qu’Edward avait bien pu lui donner. Je m’allongeai en travers du lit, elle s’y assit en tailleur, près de moi. Au début, je l’ignorai, prise d’un coup de barre. Mais, au bout de quelques minutes, la panique qui, en présence de Jasper, s’était tenue tranquille, resurgit. J’abandonnai l’idée de dormir et me roulai en boule, bras autour des jambes.
— Alice ?
— Oui ?
— Que penses-tu qu’ils fassent en ce moment ?
— Carlisle voulait entraîner le traqueur le plus au nord possible, attendre qu’il se rapproche puis faire demi-tour et lui tendre une embuscade. Esmé et Rosalie étaient censées rouler vers l’ouest tant que la femelle les suivait. Si elle abandonnait, elles devaient retourner à Forks et garder un œil sur ton père. S’ils ne téléphonent pas, c’est que ça se passe bien, j’imagine. C’est que James est tout près et qu’ils préfèrent éviter d’être espionnés.
— Et Esmé ?
— Elle est sûrement à Forks. Elle n’appellera pas non plus s’il y a un risque que la femelle la surprenne. Je suppose qu’ils se montrent seulement très prudents.
— Tu crois vraiment qu’ils ne risquent rien ?
— Bella, combien de fois vais-je devoir te répéter que nous ne courons aucun danger ?
— Tu ne me mentirais pas ?
— Non. Je te dirai toujours la vérité.
Elle paraissait sincère. Après quelques minutes de réflexion, je décidai de la tester.
— Alors explique-moi... comment devient-on vampire ?
Ma question la décontenança. Elle ne répondit pas. Roulant sur le côté, je la dévisageai. Elle me parut partagée.
— Edward m’a interdit de te le révéler.
Visiblement, elle n’était pas d’accord.
— Ce n’est pas juste. Il me semble que j’ai le droit de savoir.
— En effet.
Je continuai de la fixer, têtue.
— Il va être vraiment furieux, soupira-t-elle.
— Ça ne le regarde pas. C’est entre toi et moi. Alice, je te le demande comme à une amie.
Car c’est ce que nous étions désormais, en quelque sorte, comme elle en avait sûrement eu la vision dès le début. Elle me contempla de ses magnifiques yeux sages, tout en délibérant.
— Bon, d’accord, finit-elle par céder, mais je te préviens, je n’ai aucun souvenir de mon propre cas, et je ne l’ai jamais fait ni vu faire. Donc, n’oublie pas que c’est de la pure théorie.
J’attendis.
— En tant que prédateurs, reprit-elle, nous possédons quantité d’armes dans notre arsenal physique... beaucoup, beaucoup plus que nécessaire. La force, la vitesse, les sens aiguisés, sans parler de ceux qui, comme Edward, Jasper et moi sont dotés de talents supplémentaires. Comme des plantes carnivores, nous sommes également très attirants pour nos victimes.
Je me rappelais en effet la façon dont Edward me l’avait prouvé dans la clairière.
— Nous avons aussi une arme totalement superflue, poursuivit-elle avec un sourire menaçant qui dévoila ses dents luisantes. Nous sommes venimeux. Le venin ne tue pas, il sert juste à paralyser en se répandant lentement à travers le système sanguin. Une fois mordue, notre proie souffre tellement qu’elle est incapable de s’enfuir, ce dont nous n’avons pas besoin puisque, lorsque nous sommes aussi près d’elle, elle ne peut nous échapper. Certes, il y a des exceptions, Carlisle, par exemple, qui a réussi à se traîner dans sa cachette.
— Alors, le venin agit et...
— Il faut quelques jours pour que la transformation s’accomplisse, selon la dose injectée et la proximité du cœur. Tant que celui-ci bat, le poison se diffuse, soignant et changeant le corps qu’il contamine. Finalement, il s’arrête, et la conversion est achevée. Mais, durant tout ce temps, à chaque minute passée, la victime aura subi de telles tortures qu’elle aura souhaité mourir. (Je frissonnai.) Tu vois, ce n’est guère plaisant.
— Edward m’a dit que c’était très difficile à accomplir... Pourquoi ?
— Nous sommes des requins, dans notre genre. Une fois que nous avons goûté au sang ou que nous l’avons juste senti, même, il nous est extrêmement ardu de résister à l’envie de le boire. Au point que c’est parfois impossible. Mordre quelqu’un, s’abreuver à son sang, déclenche une véritable frénésie en nous. Une transformation est dure des deux côtés – la soif de l’un, la douleur de l’autre.
— Pourquoi ne te rappelles-tu pas la tienne, à ton avis ?
— Je l’ignore. Pour les autres, ce passage éprouvant est le souvenir le plus fort de leur vie d’avant. Moi, je n’ai aucune mémoire d’avoir été humaine.
Sa voix avait pris des accents nostalgiques.
Le silence s’installa, chacune de nous perdue dans ses propres réflexions. Les secondes s’écoulèrent, et j’avais presque oublié sa présence quand, tout à coup, elle sauta du lit et atterrit gracieusement sur ses pieds. Étonnée, je la regardai.
— Quelque chose a changé ! lança-t-elle avec une urgence qui ne s’adressait pas à moi.
Elle atteignit la porte à l’instant où Jasper l’ouvrait. Visiblement, il avait entendu notre conversation et la soudaine exclamation d’Alice. Posant ses mains sur les épaules de celle-ci, il la ramena vers moi.
— Que vois-tu ? lui demanda-t-il gravement en scrutant son visage.
Les yeux d’Alice étaient focalisés sur quelque chose de très lointain. Je me penchai pour entendre son murmure saccadé.
— Une salle. Longue. Avec des miroirs partout. Au sol, un plancher. Il est là, il attend. Il y a de l’or... un ruban doré qui traverse les glaces.
— Où se trouve cette pièce ?
— Je ne sais pas. Il manque quelque chose... une décision reste à prendre.
— Dans combien de temps ?
— Bientôt. Il sera là aujourd’hui, encore demain peut-être. Tout dépend. Il a besoin de quelque chose. Il est dans le noir, maintenant.
— Que fait-il ?
Jasper était calme, méthodique, apparemment rompu à ces interrogatoires.
— Il regarde la télévision... Non, c’est une cassette. Dans l’obscurité. Une autre pièce.
— Où ?
— Je ne vois pas. Il fait trop sombre.
— Et la première salle, qu’y a-t-il d’autre dedans ?
— Rien que des miroirs et de l’or qui forme une bande le long des murs. Une table noire avec une grande chaîne stéréo et un poste de télé. C’est là qu’il touche la cassette, mais il la visionne dans la deuxième pièce, la noire. C’est là qu’il patiente.
Reprenant vie, les yeux d’Alice se tournèrent vers Jasper.
— Rien d’autre ? insista ce dernier.
Elle secoua la tête, et ils se dévisagèrent sans bouger.
— Qu’est-ce que ça signifie ? m’enquis-je.
— Que ses plans ont changé, annonça Jasper. Il a pris une décision qui l’a amené dans ces pièces.
— Et nous ignorons où elles se trouvent ?
— Oui.
— En revanche, il est certain qu’il a quitté les montagnes du nord de l’État de Washington, précisa Alice, lugubre. Il leur a échappé.
— Faut-il les prévenir ?
Ils se consultèrent du regard, indécis. À cet instant, le téléphone sonna. Alice fila dans le salon avant que j’aie eu le temps de réagir. Nous nous précipitâmes derrière elle. Le mobile à l’oreille, elle écoutait.
— Carlisle, souffla-t-elle, sans montrer ni étonnement ni joie, contrairement à moi.
— Oui, marmonna-t-elle avec un coup d’œil dans ma direction.
Elle garda le silence un long moment.
— Je viens de le voir, poursuivit-elle ensuite en décrivant sa vision. Quelle que soit la raison pour laquelle il a pris cet avion, elle l’a conduit à ces deux endroits, conclut-elle avant de se taire de nouveau. D’accord.
Sur ce, elle me tendit l’appareil. Je me ruai dessus.
— Allô ?
— Bella, dit la voix d’Edward.
— Oh, Edward, j’étais tellement inquiète.
— Bella, soupira-t-il, je t’ai interdit de te soucier d’autre chose que de toi-même.
C’était tellement bon de l’entendre. La nuée de désespoir qui planait au-dessus de moi s’éloigna.
— Où es-tu ?
— Près de Vancouver. Désolé, nous l’avons perdu. Il se méfiait de nous, il est resté juste assez loin pour que je ne lise pas dans ses pensées. Il a filé. En avion. D’après nous, il a regagné Forks pour y reprendre ta traque.
Derrière moi, Alice mettait Jasper au courant.
— Je sais. Alice l’a vu ailleurs.
— Tu n’as aucune raison de t’en faire. Rien ne le mènera à toi. Contente-toi de rester là-bas et d’attendre que nous lui ayons mis la main dessus.
— Tout ira bien. Esmé est avec Charlie ?
— Oui. La femelle était en ville. Elle est allée chez vous pendant que Charlie travaillait. Mais elle ne l’a pas approché, donc inutile d’avoir peur. Esmé et Rosalie montent la garde, il ne risque rien.
— Qu’est-ce qu’elle fabrique, cette Victoria ?
— Elle espère sans doute flairer une trace. Elle a écumé Forks toute la nuit. Rosalie l’a suivie dans toutes les rues, au lycée... Elle te traque, Bella, mais il n’y a rien à trouver.
— Tu es sûr que Charlie est en sécurité ?
— Oui. Esmé ne le perdra pas de vue. Et nous serons bientôt là-bas nous aussi. Si le chasseur s’approche de Forks, nous l’attraperons.
— Tu me manques, chuchotai-je.
— Je sais, Bella. Toi aussi. C’est comme si tu avais emporté la moitié de moi-même avec toi.
— Alors, viens la rechercher.
— Dès que ce sera possible. D’abord, je vais m’assurer que tu ne cours aucun danger.
— Je t’aime.
— Ça paraît absurde mais, en dépit de tout ce que tu traverses à cause de moi, je t’aime aussi.
— Je te crois.
— Je serai là très vite.
— Je t’attendrai.
Dès que la ligne fut coupée, les nuages revinrent, insidieux. Je me tournai pour rendre son portable à Alice et découvris qu’elle et Jasper étaient courbés sur la table basse. Alice dessinait sur un morceau de papier à en-tête de l’hôtel. Me penchant, je regardai au-dessus de son épaule. Une longue salle rectangulaire dotée, au fond, d’une section plus étroite et carrée ; des lattes de plancher qui couvrait tout le sol ; aux murs, des lignes marquant les séparations entre les miroirs ; filant le long des parois, à hauteur de taille, un ruban. Celui dont Alice avait précisé qu’il était doré.
— C’est un studio de danse, déclarai-je.
Ils levèrent la tête, surpris.
— Tu connais cette pièce ? demanda Jasper avec une sérénité qui n’était qu’apparente.
Alice se remit au travail, traçant rapidement une sortie de secours au fond de la salle, puis la stéréo et la télévision posées sur une table dans le coin droit avant.
— Ça ressemble à un endroit où j’ai pris des cours de danse quand j’avais huit ou neuf ans. Là étaient les toilettes, poursuivis-je en posant le doigt sur la section la plus étroite. La chaîne se trouvait à gauche, pas à droite, et elle était plus vieille. Il n’y avait pas de télé, à l’époque. La salle d’attente était percée d’une fenêtre. C’est à partir de cette perspective que tu as représenté le studio, Alice.
Mes compagnons étaient bouche bée.
— Es-tu certaine qu’il s’agit du même lieu ? insista Jasper.
— Non, pas du tout. J’imagine que toutes ces salles se ressemblent... les miroirs, la barre... (Mon doigt suivit la courbe du « ruban doré » dessiné par Alice.) Disons juste que c’est très familier.
J’effleurai les contours de la porte, sise exactement à la même place que dans mon souvenir.
— Aurais-tu une raison de retourner là-bas ? voulut savoir Alice.
— Non, je n’y ai pas mis les pieds depuis presque dix ans. J’étais si nulle qu’ils me collaient toujours au fond, pendant les récitals.
— Aucun lien actuel entre toi et cet endroit, alors ? continua-t-elle, anxieuse.
— Il est situé pas très loin de chez ma mère. J’y allais à pied après l’école...
Leur coup d’œil ne m’échappa pas.
— Ici, à Phœnix ? s’enquit Jasper sans se départir de son calme.
— Oui, chuchotai-je, mal à l’aise. À l’angle de la Cinquante-huitième rue et de Cactus boulevard.
Le silence s’installa tandis que nous examinions le croquis.
— Alice, la ligne de téléphone est-elle sûre ? finis-je par demander.
— Oui. On ne peut la remonter que jusqu’à l’État de Washington.
— Ça ne pose pas de problème si j’appelle ma mère ?
— Je croyais qu’elle était en Floride.
— Elle doit bientôt revenir. Je ne veux pas qu’elle rentre si...
Ma voix se cassa. Je repensai à ce qu’avait dit Edward de la femme aux cheveux rouges qui avait fureté chez Charlie, au lycée où se trouvait mon dossier.
— Elle est joignable ?
— Seulement sur le fixe de la maison. Elle est censée consulter ses messages régulièrement.
— Jasper ?
— Ça devrait aller, répondit-il après avoir réfléchi. Fais juste attention de ne pas préciser où tu es.
Je m’emparai prestement de l’appareil et composai le numéro. Au bout de quatre tonalités, la voix aérienne de ma mère me pria de laisser un message.
— Maman, c’est moi. Écoute, c’est important. Dès que tu auras eu mon message, appelle-moi à ce numéro. (Alice était déjà à côté de moi, l’écrivant en bas de son dessin. Je le lus lentement, deux fois.) Je t’en supplie, ne bouge pas avant de m’avoir contactée. Ne t’inquiète pas, je vais bien, mais je dois te parler très vite. N’importe quelle heure conviendra. D’accord ? Je t’aime, maman. Salut.
Je fermai les paupières, priant de toutes mes forces pour qu’aucun plan de dernière minute ne la ramène à l’impromptu à Phœnix. Puis je m’installai sur le canapé et mordillai des fruits, m’apprêtant à endurer une soirée interminable. Je faillis téléphoner à Charlie, mais j’écartai cette perspective trop pénible. Je me concentrai sur les informations, l’oreille aux aguets, des fois qu’on mentionne la Floride, des grèves, des typhons, des attentats, n’importe quoi risquant d’avancer le retour de Renée.
L’immortalité doit s’accompagner d’une patience infinie, car ni Jasper ni Alice ne semblaient éprouver le besoin de s’occuper. Un moment, Alice dessina les contours de la pièce sombre qu’elle avait également vue, croquis vague, la faible lueur de l’écran allumé ne lui ayant pas permis de distinguer grand-chose. Cela accompli, elle se contenta de rester assise, le regard rivé sur les murs blancs, aussi dénuée d’expression que Jasper. Pas comme moi, qui marchais de long en large, soulevais les rideaux, fonçais dans l’autre pièce pour hurler mon angoisse.
Je finis par m’endormir sur le divan. Les mains froides d’Alice me réveillèrent brièvement quand elle me porta au lit, mais j’avais sombré à nouveau avant que ma tête eût touché l’oreiller.